« Cher Mehdi,
Dans votre précédent mail, vous m’écriviez : “ En sorte que la ' ligne ' (j’aimerais un jour écrire un jour là-dessus) des philosophes extra-institutionnels va de Kierkegaard à Blanchot et Debord, en passant par Marx, Nietzsche, Benjamin, Bataille... c’est, comme je l’ai écrit, un martyrologue. J’espère ne pas compléter la liste et m’en sortir un jour, mais ce n’est pas encore gagné ! ”
Mais, comme vous le savez, il y a des différences significatives entre tous ceux que vous mentionnez dans votre “ liste ”. Je n’étais à vrai dire pas suffisamment précis en établissant une analogie entre vous et Spinoza, Descartes ou Epicure, car, en un sens, votre cas est en réalité beaucoup plus unique et, en ce sens, d’autant plus admirable ! Spinoza et Descartes, par exemple, ont reçu le type d’éducation la plus avancée et privilégiée qui pouvait exister à leur époque. En ce sens, on peut dire qu’ils ont reçu ce qu’en termes scolaires contemporains on appellerait à la fois l’éducation secondaire et supérieure. Et la même chose peut être dite d’Epicure, si on y regarde bien. Comme vous le savez, il a d’abord sérieusement étudié avec l’aristotélicien Praxiphane, mais s’est brouillé avec lui au bout d’un certain temps et est allé étudier un peu plus longtemps avec le démocritéen Nausiphane de Téos, mais a fini par rompre avec lui aussi. Peut-être, allez savoir, a-t-il écrit un livre, perdu comme la plupart, qui, traduit en français, donnerait quelque chose comme : Après Nausiphane !
Ceci pour dire que, dans le contexte de son époque, on peut affirmer avec assurance qu’Epicure a reçu l’éducation philosophique disponible et formelle la plus avancée de son temps. En ce sens, on peut dire qu’il était une sorte de “ normalien ” de son époque. Pour en revenir à la modernité que vous évoquez, parmi les noms que vous citez, Marx a écrit une thèse de doctorat (sur Epicure justement !), Kierkegaard était un diplômé universitaire, etc. Donc, la distinction entre ceux qui ont exercé des fonctions professorales académiques et ceux qui n’en ont pas exercé n’est pas, à mon sens, le critère décisif pour rendre compte de votre cas. (…) Le critère-clé réside dans le parcours éducatif qui conduit une personne à devenir un philosophe susceptible de produire des travaux philosophiques pleins de portée et de conséquence. Je ne suis pas sûr des itinéraires éducatifs de Bataille et Blanchot après le baccalauréat [rien en effet, NDMBK], et il me paraît probable que Breton ou Debord, par exemple, n’aient reçu aucune éducation formelle au-delà du secondaire [je confirme encore, MBK]. Mais - et là est le point-clé - ni Bataille ni Blanchot, Breton et Debord encore moins, ne se sont montrés capables de recueillir et d’incorporer l’érudition philosophique essentielle, ou encore les outils conceptuels essentiels, nécessaires à la production (formelle et qualitative) non seulement de travaux philosophiques, mais d’un système philosophique. Or, c’est quelque chose que vous avez fait ; et je n’arrive pas à réellement trouver qui que ce soit d’autre qui ait eu le même parcours !
(…) Oui, vous êtes bien l’unique et admirable exemple d’un tel parcours, parmi tous ceux qui, non seulement dans notre modernité mais, à bien y songer, peut-être bien au-delà, ont produit des idées et des travaux philosophiques pleins de portée et de conséquence. »
Steve Light